Émilie Notéris, « ENTRE LES ACTES », L’ART TERMITE DE LOUISE ALEKSIEJEW , texte du catalogue de l’exposition  Côté cour, côté cœur au Pays Où le Ciel est Toujours Bleu, 2022

Rien, semblait-il, ne pouvait résister à ce déluge, à cette profusion de ténèbres qui, s'insinuant par les fissures et trous de la serrure, se faufilant autour des stores, pénétraient dans les chambres, engloutissaient, ici un broc et une cuvette, là un vase de dahlias jaunes et rouges, là encore les arêtes vives et la lourde masse d'une commode. Non seulement les meubles se confondaient, mais il ne restait presque plus rien du corps ou de l'esprit qui permette de dire : « C'est lui » ou « C'est elle ».

Virginia Woolf, La Promenade au phare, 1927


Le trou de serrure, le pansement, le placard, les tiroirs, les portes, la table de travail, la poche, le puzzle, le carton à dessin, les fleurs. On a l’impression que Louise Aleksiejew déploie sur les murs ses recherches, les recoins de son espace mental, comme elle aurait vidé ses poches, les aurait retournées pour nous donner à voir son bagage affectif et esthétique. L’agencement des poches vidées ne relève pas pour autant d’un hasard ni d’une quelconque désorganisation. La feuille de salle se rapproche davantage du papier millimétré que du brouillon.

Lorsqu’elle m’a envoyé les éléments qu’elle était en train d’assembler en vue de cette exposition, j’ai pensé rapidement aux peintures du théoricien du cinéma Manny Farber, autant qu’à son texte phare de 1962 « L’art termite et l’art éléphant blanc ». Si le texte du théoricien portait davantage sur le cinéma de son époque, il peut également s’appliquer à ses propres productions picturales. Les tableaux chez lui sont presque systématiquement des tables de travail, cette même idée du vidage de poches que j’évoquais au sujet de Louise Aleksiejew. Un espace situé entre la bande dessinée et la nature morte. L’importance des petites installations du quotidien, de l’espace entre les choses, de ce qui se joue entre les actes. Voilà ce que je leur trouve en commun, je ne sais pas si Louise connaît son travail, je ne lui pose pas la question, je décide d’écrire quand même dans cette direction.

La dernière phrase de l’essai de Farber, qui condense les ambitions de l’art termite, semble ainsi faire écho au travail de Louise Aleksiejew : « une immersion ponctuelle, sans fin ni but, comparable à celle d’un insecte, et surtout une absolue concentration sur l’effort d’isoler un instant sans prétendre l’embellir, pour oublier même cette prouesse sitôt accomplie, avec le sentiment que tout est remplaçable, et que tout peut être, sans dommage, démonté et remonté en un autre ordre¹. »

Une série de dessins en particulier retient mon attention, elle agit comme un refrain. Il s’agit des Déclarations. Ils symbolisent cet espace entre les actes, cette isolation d’un instant capturé mais pas trop embelli. Comme elle l’explique sur son site web : « Les Déclarations explorent le genre du portrait pour rendre visibles, réinterpréter et chérir les relations qui me sont chères. Les scènes choisies sont des moments de partage, directement créatifs ou non, qui nourrissent ma construction en tant qu’individu, mon quotidien et ma pratique artistique : un terreau fertile, un soutien, un espace où inventer collectivement de nouvelles règles du jeu. » Y figure un dessin de l’atelier d’écriture que j’anime et auquel Louise participe, « How to SupPRESS University Writing », un autre « Courir avec Stef », puis « Antoine à l’atelier », « Anne, Claire, Henri », « Au mariage avec Maere », « Maman, Papa et Chipie » et enfin « BH ». Cette série est en cours, elle se prolonge. Des corps dessinés jouxtent ainsi des dessins plus abstraits, des représentations de choses et de motifs.

Dans le plan de salle qu’elle a partagé avec moi sur son Drive une frise de sept Fleurs coupées se prolonge par le dessin de la course avec « Stef » comme pour donner une impression de la vitesse. Les Déclarations sont ainsi disséminées dans l’espace de la galerie où elles entrent en correspondance avec d’autres corpus. Un ensemble de cinq d’entre elles devrait être aligné sur un mur comme pour rassembler ses billes.

L’exposition est susceptible de nombreuses lectures, d’assemblages et de réassemblages effectués au gré des déplacements de la communauté spectatrice qui en traversera les espaces. Les gestes de Louise Aleksiejew qu’il s’agisse de ceux qui procèdent à la réalisation de chaque dessin ou objet, ou bien de celui qui consiste à les rassembler dans une exposition relève presque parfaitement de cet art termite dont parle Farber. Art queer puisqu’il trouble les frontières arbitraires posées entre les instants qui comptent et ceux qui ne comptent pas, puisqu’il prend le risque de l’échec et interroge la valeur attribuée à ce qui a droit de visibilité. Comme John Wayne dans le texte de Farber, Louise Aleksiejew est focalisée sur l’instant qu’elle creuse avec professionnalisme et décontraction tel un ver solitaire.

¹Manny Farber, « L’art termite et l’art éléphant blanc » (traduction Sylvie Durastanti) in Espace négatif, POL, 2004.


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Marie Bechetoille, texte écrit à l’occasion du 65ème Salon de Montrouge sur l’installation La belle page, la belle page, 2020

Un carnet de croquis rempli de dessins au crayon gris. Chiffres, visages, motifs, yeux par paires ou isolés, « enclume » écrit, enclume dessinée… En regard, des suites de
mises en page géométriques. Avec La belle page la belle page, Louise Aleksiejew réinterprète à l’échelle d’un white cube, une double page de son carnet et rend visible un leitmotiv qu’elle poursuit dans sa pratique en solo, et parfois en duo avec Antoine Medes : la répétition du même sous d’infinies variations. Dessins, sculptures et installations sont remis en jeu par d’incessants détournements et dédoublements. Si la succession d’idées, de tests, d’associations n’observe aucune hiérarchie définie, le passage de la page à l’exposition est une des échappées possibles, une potentielle étape dans laquelle image et langage ne font qu’un. Car il se dégage du travail de Louise Aleksiejew une dramaturgie picturale, à la fois mélancolique et décomplexée, au parfum doux acide de fleurs couleur chewing-gum. Ses narrations surgissent par la rencontre de banalités quotidiennes, de dégradés pastel et de lignes de fuite. Une dynamique Pop abstraction qui ne cache ni son plaisir ni son érudition. Comme dans ses bandes dessinées, un simple geste est le prétexte à plusieurs plans contenant onomatopées, recadrages et explosions chromatiques. L’éclectisme formel de l’artiste ouvre des récits à plusieurs tiroirs et étages. Il semble nous inviter à collectionner sans faire de tri, à poursuivre et inverser les récits, à lier des espaces-temps distants, à mêler avec élégance et humour les mots « épopée » et « poésie ».


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Camille Viéville, “OSP aime les artistes #4: Louise Aleksiejew et Antoine Medes”, 2019

“[...]  Tout en développant l’un et l’autre une œuvre personnelle, Louise Aleksiejew et Antoine Medes travaillent en duo depuis les bancs de l’École supérieure d’arts et médias de Caen, dont ils sont sortis diplômés en 2016. Leur premier projet commun, Ping-Pong, importante série (toujours en cours) de dessins à deux cases dominée par le principe de dialogue, a ouvert la voie à une coopération plus étroite encore où les arts graphiques conservent une place fondamentale. Ainsi élaborent-ils sur papier leurs projets à quatre mains – de grands croquis parfois annotés, où chacun est libre d’ajouter ou d’effacer. Quand une esquisse les satisfait, ils réalisent l’œuvre, tantôt ensemble, tantôt séparément, en fonction du temps mais aussi de l’inclination de chacun pour la technique choisie : plâtre, céramique, textile, encre de Chine, aquarelle ou gouache, crayon de couleur ou graphite, etc.

L. Aleksiejew et A. Medes explorent toutes sortes de médiums avec une appétence à la mesure de leur désintérêt des hiérarchies traditionnelles entre peinture, sculpture, arts dit « mineurs » et artisanat. Leur grande consommation d’images (publicités anciennes et récentes, reproductions d’œuvres d’art, manga, bande dessinée populaire ou underground, cinéma, animation, etc.) nourrit d’un détail de forme, d’un ton, d’une lumière leurs créations, sans pour autant qu’ils ne pratiquent l’art de la citation ou du détournement. Point de jeu de piste ici mais plutôt, sur fond de délectation rétinienne, une réflexion sur la puissance et la dialectique des images et leur convulsion à l’ère d’internet. [...]”


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Pierre Pinchon, “Un chewing-gum pour deux : entretien avec Louise Aleksiejew et Antoine Medes”, revue Roven #14, 2019

“[...] P.P.:  D’ailleurs, il devient de plus en plus difficile de savoir qui fait quoi, qui commence et qui répond, tant vos pratiques individuelles paraissent fusionner. Ce phénomène d’hybridation interroge-t-il le statut d’auteur?

A.M.: Oui, car il y a dans le travail à deux un rapport d’imitation de l’autre et une volonté forte de suivre comme de court-circuiter les tentatives de l’autre jusqu’à obtenir une zone floue entre nous. Il y a quelque chose de très grisant à lâcher prise dans la création, à proposer à quelqu’un dont j’aime le travail de compléter ce que j’ai amorcé moi-même. Il y a la sensation d’avoir créé quelque chose qui me dépasse, un corps complexe avec lequel j’ai l’impression d’avoir des discussions et duquel je reçois des enseignements qui ne sont pas possibles avec ma pratique seule.

L.A.: Ce trouble grandissant élargit en réalité le champ de notre production en duo sans prendre le pas sur nos pratiques individuelles, comme un chewing-gum s’étire sans que ses extrémités ne disparaissent pour autant. Il radicalise peut-être encore plus nos pratiques en solo qui, tout en alimentant le duo, doit se distinguer pour conserver une autonomie à laquelle nous tenons. Le travail en duo est un moteur pour le travail en solo, et vice versa. Ainsi, nos identités ne fusionnent jamais en un troisième personnage fictif, mais puisent l’une dans l’autre pour multiplier leurs possibles et raconter l’histoire même de leur rencontre. [...]


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Solenn Morel, “Le lac avec des muscles - Louise Aleksiejew et Antoine Medes”, 2018

“[...] La pro­fu­sion par­ti­cipe plei­ne­ment de leur mode opé­ra­toire. D’un côté, la col­lecte cons­tante, de l’autre, la pra­ti­que assi­due du dessin qui n’exclut pas pour autant les réa­li­sa­tions en volu­mes, des ins­tal­la­tions en tissu ou la céra­mi­que notam­ment. Comme si l’intui­tion était inhé­rente au foi­son­ne­ment, à l’éparpillement même. Explorer loin, pro­fon­dé­ment, jusque dans les plis de l’ima­gi­na­tion, pour y puiser la faculté à défor­mer, et détour­ner les images. Dans cet inters­tice entre deux mondes, les leurs d’abord puis ceux des autres, dans cette cham­bre d’échos, ils se sai­sis­sent à coups de glis­se­ments suc­ces­sifs du pou­voir de méta­mor­phose des formes. Ils l’incar­nent dans des lieux, objets et créa­tu­res fan­tô­mes qui se réin­ven­tent sans cesse, dans une sus­pen­sion fic­tion­nelle active. [...]”